[EGREGORE] Partie V, chapitre 114

114.
Là, au milieu de la nuit, allongé nu aux côtés de cette femme magnifique, je me
sentais privilégié. Mais je me sentais bien. Pour la première fois, je n’étais pas en
train de me demander si je le méritais. Je sortais de ma tête.
J’avais prononcé plus de mots cette nuit-la qu’en tout une année. Je poursuivis sur
ma lancée, lâchant la bride du flux tourbillonnant de mes réflexions.
« Et aussi, je n’ai pas peur d’être seul, car d’une certaine façon, je l’ai toujours été.
C’est un sentiment familier, pour moi. Presque intime. Et je suis presque sûr qu’il
n’existe personne avec qui le partager, car je suis presque sûr qu’il n’existe aucun
moyen de le partager. Pas entièrement. Pas sans frustration. Pour personne
d’humain, en tout cas. Et j’ai constaté que la majorité des gens se contentent de peu
pour tromper cette solitude. Des relations faites de compromis, et de moindres
choix, souvent basés sur les apparences d’ailleurs. Ils se contentent de ce qu’ils ont
et je les admire pour ça. J’adorerais en être capable, mais je ne sais pas pourquoi je
ne le suis pas. Donc, faute de mieux, je reste seul. »
Je finis par m’interrompre pour la regarder. Elle me parut pensive.
« Tu sais, j’ai beaucoup voyagé », lui dis-je. « J’ai traversé des forêts, franchi des
montagnes. J’ai suivi la route de la soie, j’ai pêché du poisson dans la Méditerranée.
Et j’ai rencontré énormément de gens d’horizons différents. Je n’ai jamais rencontré
personne qui me ressemble, même de loin. Personne à qui parler de tout cela. »
« Avec le temps, j’en ai déduit que j’étais condamné à rester seul, et que c’était peut-
être mieux ainsi. Parfois, en observant les gens entre eux, leurs comportements, je
me dis même que c’est une bénédiction des dieux. Mais si tel est le cas, c’est une
bénédiction avec un goût d’amertume. »
J’avais trop parlé. Je n’avais pas l’habitude. Je me sentis à nouveau honteux en le
réalisant, comme un enfant qui venait d’avouer une énorme bêtise à ses parents.
J’attendais qu’elle dise quelque chose, mais elle se contenta de me fixer.
Et puis, sans dire un mot, elle s’approcha de moi et déposa tendrement un baiser
sur ma joue. Pour moi, ce fut le plus bel instant de cette nuit-là.
« C’est donc ça. En résumé, tu te sens seul dans ta tête car tu ne sais pas comment
en sortir. Et tu n’as trouvé personne pour venir t’y chercher », finit-elle par me dire.
« Le monde doit être désespérément compliqué pour toi. »
« Désespérément », répondis-je.