[EGREGORE] Partie V, chapitre 112

112.
« Tu n’as pas répondu. »
« Mourir seul, tu veux dire ? »
« Oui. C’est ça qui te fait peur ? »
« Toi, ça te fait peur ? » Ma réponse l’impatienta.
« Arrête de te défiler ! »
J’abdiquai devant cette force de la nature.
« Très bien… »
Je connaissais la raison, bien sûr. Seulement, je ne l’avais jamais formulée à voix
haute. Peut-être parce qu’on ne m’avait jamais directement posé la question. Je
soupirai.
« Il y a d’autres choses dont j’ai peur, mais pas de ça. »
« Pourquoi pas ? »
« Parce que c’est inévitable, et que ce serait idiot d’avoir peur de l’inévitable. »
« Mourir seul est inévitable ? »
« Mourir est inévitable. Et ça ne se vit que seul. Des gens peuvent nous entourer,
certes, mais ils ne vivront jamais notre disparition comme nous. La mort, c’est
comme la naissance : une expérience que chacun vit d’une façon qui lui est propre.
Et ce qui rend la vie si fascinante, c’est qu’entre le début et la fin, on rencontre
d’autres êtres, vivant une expérience similaire, et donc nous avons une possibilité de
comparer et d’apprendre les uns des autres. Mais nos expériences n’appartiennent
qu’à nous. On ne peut pas entièrement les partager. Pas même avec les plus
proches de nos proches. »
« Soit. On peut en parler. Tenter de la décrire au mieux, mais sans la possibilité
d’entrer dans la vie d’un autre et de la vivre à sa place, nous n’aurons jamais qu’une
compréhension partielle des vies d’autrui. Nous n’avons que des approximations.
Pour le reste, on meurt seul. On naît seul. On vit seul, aussi. Et toute la cruauté de
cette condition est de nous donner l’illusion que ce n’est pas le cas. »
« Surprenant. En te voyant, on ne te penserait pas aussi cynique », me dit-elle.
« Ah, tiens ? Et à quoi tu penses en me voyant ? »
Elle se mordit la lèvre, joueuse. « Je te montrerai tout à l’heure. » Je souris.
« Mais ce n’est pas tout à fait juste, ce que tu dis », me dit-elle. « Nous sommes tout
de même connectés ensemble. A travers un type d’expérience que nous vivons tous. »
« Et tu penses à quoi ? »
Elle m’embrassa la main. « La tristesse, par exemple… » Elle m’embrassa l’épaule.
« Ou la douleur… »
Elle m’embrassa la joue. « Ou l’amour… ». Elle m’embrassa.
Que répondre à ça…