[EGREGORE] Partie I, chapitre 15

15.
Un grondement sourd se fait entendre. On dirait un orage. Au loin, j’entends les
pas lourds et lents de quelque chose de massif qui s’approche. Je scrute
l’horizon. Le ciel prend des teintes de flammes et de charbon. Les pas se
rapprochent toujours plus, mais je ne vois toujours rien. Je me retourne juste à
temps pour voir une énorme main de pierre s’abattre sur le toit de la ferme. Je
cours en hurlant les noms de Radomìr et Merunka. Trop tard, la ferme s’écroule.
Je tombe à genou devant mon échec. Je baisse la tête et des larmes se mettent à
couler. “Pourquoi pleures-tu ?”, me demande une voix familière. Je lève la tête et,
remplaçant la vision de la ferme ravagée, je vois l’entrée du village caché, que
j’ai quitté il y a tant d’années. Les meilleurs jours de ma vie. Et juste devant,
une silhouette familière. Je cligne des yeux et reconnais Merunka. “Je suis
passionnée”, me dit elle avec ce regard étincelant, et la flûte dans sa main. “Ne
la perd pas”.
A ces mots, trois autres silhouettes que je ne reconnais pas apparaissent à ses
côtés. Tous les quatre pénètrent dans l’enceinte du village, puis le village
disparaît. C’est alors qu’une voix qui semble venir du fond des âges et des
profondeurs de la terre résonnent dans toute la forêt.
“Tu dois former l’Egregore.”
Une note cristalline et boisée retentit un bref instant. Un son familier. Je me
retrouve alors dans une salle sans décor qui semble s’étendre à l’infini, sans
paroi ni angle. La lumière est blanche et claire, laiteuse et douce comme celle de
la lune. Il n’y a rien. Je marche jusqu’à finalement trouver un livre posé sur un
pupitre. Je m’approche avec prudence. Un hibou blanc venu de nul part vient se
poser majestueusement sur le pupitre. Du livre fermé coule au sol une sorte de
vapeur liquide, lourde et noire, comme une ombre fumante et poisseuse
contrastant avec l’environnement, et sa couverture réfléchit comme un miroir. Je
me penche pour voir mon image, mais celle-ci s’efface pour laisser place à une
terrible vision de la ferme qui brûle. Horrifié, je me recule, trébuche et tombe. La
fumée lourde m’enveloppe en même temps que des sentiments familiers
d’impuissance et de culpabilité me submergent. Et cette sourde crainte de
n’appartenir nul part, que j’avais enfouie, recommence à me ronger. Je me sens
faible, vieux et pathétique.
Le hibou s’envole du pupitre pour venir se poser devant moi, dispersant la fumée
d’un battement d’ailes. Il me regarde. Ses grands yeux ronds changent de forme,
puis le reste de son corps. Et à ma grande stupeur, je vois apparaître Merunka,
accroupie devant moi et me souriant. Ses yeux pétillants me regardent et me
procurent un sentiment de sérénité et d’appartenance qui ravivent mon énergie.
“Bientôt, tu seras prêt”, me dit-elle. Je ne comprends pas le sens de cette phrase,
mais ses mots me rassurent. Soudain son regard devient plus dur. “Bientôt…
mais pas aujourd’hui”. Elle se retransforme en hibou et s’envole. “Continue de
me chercher”, l’entends-je dire alors qu’elle s’éloigne. Je tente de la rattraper,
mais le plancher se liquéfie sous mes pieds. Les murs blancs se transforment en
tempête et je me retrouve au milieu de l’océan en pleine tornade. Je vois un
bateau. Je nage avec peine et lutte pour ne pas me noyer, mais l’eau me
recouvre entièrement. Je me noie…

Je me réveillai en sueur. “Ça n’a pas de sens”, pensai-je.