[EGREGORE] Partie III, chapitre 60

60.
Le chef avait toujours été très méticuleux. Lorsqu’il avait été appointé à sa fonction,
son unique but était de bien faire. Il avait consciencieusement lu et appris les lois et
les règles de la vie en société. Il avait fourni beaucoup d’efforts pour être un
exemple, et ne jamais enfreindre ces lois et ces règles dont il était sensé être le
garant. Mais c’était sans compter sur Tadeusz, qui avait su les manipuler à son
propre avantage.
Il n’avait rien pu faire à l’époque, car il n’avait pas imaginé que la solution puisse se
trouver hors du cadre de la loi. Pour être franc, il avait été naïf. Il n’aurait pas cru
qu’il puisse exister des gens à la fois aussi ingénieux et aussi mal intentionnés.
Aujourd’hui en revanche, c’était différent. Cela lui avait pris du temps, il avait
encaissé les coups, mais il avait finalement appris. Et il s’apprêtait à riposter.
Radomìr était debout, maîtrisé par les gardes. Le chef leur ordonna de le lâcher puis
de sortir. Il retourna à son bureau et se mit à fouiller ses documents.
« Dans la documentation sur la gestion des chefferies, il y a une vieille
recommandation. Ce n’est pas vraiment une loi, ni une règle formelle, mais le
document porte le sceau impérial. »
Radomìr intrigué entra dans son jeu. « Et que dit ce document ? »
« Il autorise les chefs à entreprendre des actions de justice sans l’aval de l’Empereur.
A deux conditions. »
« Lesquelles ? »
« Uniquement pour les petites villes, ou les villages regroupés sous une même
administration, et uniquement dans le cas où le bon fonctionnement de la chefferie
est compromis. »
Radomìr commençait à s’impatienter. Il ne voyait pas où le chef voulait en venir et
pendant ce temps, sa fille était toujours en danger. Il s’apprêta à sortir du bureau.
« Ecoutez, je ne vois vraiment pas en quoi ça me concerne et je n’ai pas le temps
pour ça. »
« Je comprends, mais je vous supplie de m’écouter. C’est peut-être le moyen de
sauver votre fille. »
A contre cœur, Radomìr consentit à l’écouter. Il croisa les bras. Le chef finit par
trouver le document qu’il cherchait. Il reprit.
« Si je vous nomme adjoint au chef, vous serez de fait membre de l’administration de
la chefferie. En en tant que tel, l’enlèvement de votre fille peut constituer une
entrave à son bon fonctionnement. »
Radomìr décroisa les bras.
« Je pourrai vous donner toute autorité pour invoquer la recommandation
impériale, perquisitionner les propriétés de Tadeusz et retrouver votre fille. »
Radomìr finit par entrevoir de l’espoir. Son regard s’agrandit lorsqu’il comprit où le
chef voulait en venir.
« Vous voulez me nommer chef adjoint pour me permettre de retrouver ma fille ? »
« C’est un pari risqué, certes. Mais à un tel poste, l’enlèvement de votre fille pourrait
constituer un motif sinon valable tout au moins suffisant pour invoquer la
recommandation impériale. »
« Mais… est-ce que vous ne risquez pas votre place ? »
« Si. Je vais devoir falsifier quelques dates pour brouiller les pistes. Comme par
exemple la date de votre nomination. Je m’attends à subir une enquête pour ça. Et
je vais probablement me mettre la guilde des commerçants à dos dans la foulée,
mais ça nous permettra de gagner du temps. »
« Tout cela est très bien pensé, mais… pourquoi ? »
« Je ne comprends pas… »
« Pourquoi risquer votre place ? »
Un sourire triste se dessina sur le visage du chef. Il ne s’était pas posé la question,
mais la réponse lui vint naturellement.
« Récemment, quelqu’un m’a fait réaliser que ça ne sert à rien d’être un chef si on
n’est pas d’abord un homme de bien. »
Il se regardèrent. C’était comme si Radomìr rencontrait le chef pour la première
fois. Sans dire un mot, ce dernier s’en alla saisir une plume et un parchemin. Il
s’assit à son bureau, et après une poignée de minute à griffonner en silence, il le
tendit à Radomìr.
« Félicitations ! Vous voilà Adjoint au Chef. Signez en bas et prenez les mesures qui
vous semblent s’imposer. »
C’est à ce moment qu’un messager frappa à la porte du chef.